LARVES PT.2

Un homme est assis dans un canapé, l’écran s’allume. De cet écran s’échappent des idées, qu’il ne connait pas encore, qui ne sont pas les siennes. Il soulève une canette qui traîne sur la table, dans un geste mille fois répété. La journée a été dure ; boulot de merde, collègues de merde. Il est fatigué. Encore une fois il a dû faire semblant, jouer la comédie du devoir, feinter l’entrain quotidien, feinter l’intérêt pour la conversation, dire à ses collègues à quel point il était en forme, alors qu’il voudrait crever.

Sur sa télévision défilent des images colorées, des propos amenés avec des intonations théâtrales, par des présentateurs cokés. Il baisse la garde, il en a marre ; ne pas réfléchir, ne surtout pas réfléchir : laisser cette télévision le bercer de rêves qui ne sont pas les siens. La nuit ressemble trop à un somnifère, elle ressemble aux antidépresseurs que son médecin lui a prescris quelques jours auparavant. Cela fait longtemps qu’il ne rêve plus. Le rêve est trop dangereux. C’est toujours la même histoire : on s’endort, fatigué d’une longue journée, et l’on se réveille avec des images d’autres vies, d’autres endroits, bien trop dangereux. Il ne faut plus rêver. Alors il laisse la télévision lui dire quels pourraient être ses rêves, s’il rêvait encore.

Il est assis dans son canapé, et les images tournent, colorées, les propos s’enchaînent dans un rythme régulier : une petite mélopée, une mélodie que l’on chante aux enfants pour les endormir. La bière coule lentement dans sa bouche ; sa sève apaise les tourments du quotidien : pourquoi ce boulot, pourquoi cette femme, pourquoi cette ville. Il ne faut plus y penser, la bière fonctionne, lentement, avec les anxiolytiques, pour calmer cet esprit qui tente de se réveiller. Mais il fait mal lorsqu’il se révolte, et lui ne souhaite plus souffrir. Alors la bière coule lentement.

C’est maintenant le tour d’un jeune homme de commencer son one-man show. Le public rit, payé grassement pour glousser aux moindres blagues prononcées, alors il rit lui aussi. Il rit parce qu’il a besoin de rire, parce que les journées sont tout sauf drôles. Les collègues et leurs blagues de merde : un humour à la portée de tous, sans reliefs, sans aspérités, un humour lissé par l’ennui. Mais l’humoriste continue de s’agiter, d’imiter les mimiques des supporters de foot, des alcooliques en soirée, et tout le monde rit : alors il faut rire, c’est contagieux. Au départ il se demande s’il va réussir à rire, mais la bière coule, et il ne faut plus penser ; le public rit, alors il rit. C’est dangereux de se démarquer : pourquoi ça ne me fait pas rire, se demande-t-il anxieux, je suis un vieux con aigri, c’est ça ? Alors il rit. Il rit pour ne pas être à l’écart.

Et tout tourne sur l’écran LCD, les clips, les humoristes, les plateaux télé, et les documentaires indignés. Qu’est-ce que j’en ai à foutre, finalement, qu’il y ait des dealers en ville, que les enfants s’éduquent au porno, que des types manquent d’eau en Afrique ? Mais il faut faire attention, ces choses là sont révoltantes, alors il faut s’indigner aussi. Et il s’indigne, petit à petit, il s’indigne contre la société, mais dans le sens que veut la société. Ainsi il s’accroche, et le lendemain, lorsque ses collègues lui demanderont, à côté de la machine Nespresso, ce qu’il regardait la veille, il pourra prendre un air confiant, en disant que c’est terrible que les jeunes s’éduquent au porno, que c’était pas pareil avant, et un grand « oui » général le soulagera, il sera compris, aimé de ses pairs.

Ce qu’il ne voit pas ce sont ces individus d’une autre forme ontologique, moins grossiers qu’une couleur sur un écran, plus fins que des commentaires de journalistes, mais qui sont présents, qui circulent à travers les mots, à travers les discours, pour venir se greffer dans sa tête, pendant que les anxiolytiques fonctionnent, pendant que la bière l’endort, et qu’il ne veut plus réfléchir ; pendant que le filtre de sa perception consciente est réduit par sa léthargie du moment. Ces pensées sont des larves, qui viennent se greffer sur lui, qui orientent son jugement, sa façon de vivre, qui l’empêchent de se remettre en question pour s’activer, pour sortir de sa léthargie, de son coma quotidien. Ses pensées sont obstruées par ces larves, il ne se connait plus lui-même, il est loin de comprendre pourquoi, chaque matin, lorsqu’il se lève, il a oublié le moindre de ses rêves, pourquoi il ne sait plus qui il est, où il va, pourquoi. Pourquoi, pourquoi se lever chaque matin à la même heure, pour le même travail horriblement chiant. Plus rien n’est conscient chez lui, trop de larves ont pris possession de sa pensée, l’empêchent d’émettre un jugement qui ne soit pas celui d’une société, éduquée à la télévision, qui parle à travers lui.

Ce sont les mêmes larves qui traversent les pages du 20 minutes, les mêmes larves qui naissent de la proximité trop grande avec des journaux gratuits, avec une publicité constante, avec des conversations automatiques, proférées autours d’une machine à café.

Un jeune homme ouvre un journal dans un train, et à travers les pages s’échappent des entités floues, trop fines pour être aperçues par l’oeil normal, qui viennent se greffer sur sa pensée, qui lui disent qui croire et à quoi réfléchir : surtout pas à soi-même, surtout pas à ses propres rêves. Il est bien trop dangereux de s’exposer aux abysses de l’introspection. Les larves veulent exister à travers des actes, prendre possession d’un être, l’empêcher de se retourner sur lui-même pour les expulser d’un coup de pied révolté contre sa propre léthargie.

4 commentaries

  1. Merci aor. Je suis saisi de voir à quel point ton tableau d’une telle affliction, d’une telle déchéance des pouvoirs humains fait écho avec une vision qui m’a longuement hanté.
    Ce qui m’intéresse est de voir ce que l’on peut proposer à cet être, celui qui élit la torpeur et l’oubli tant il parasité par la conviction qu’il vain ou dangereux de penser par soi même, de s’affranchir d’une condition soumise sans perspective de prise sur soi, d’autonomie.
    Il semble que le système élabore des formes de distractions de plus en plus minutieuses pour tenter les faiblesses d’un cerveau déjà englué.
    Peut-être nous parleras tu prochainement d’une méthode d’autodéfense efficace voire infaillible pour se défendre du leurre de la facilité et des vagues soporifiques d’abrutissement?

  2. Cher Outreagent,

    Merci pour ta réponse, que je lis avec plaisir ; l’écho dans les autres perceptions est un but que j’essaie d’atteindre – il est vain de cultiver des fantômes solitaires.

    « Il semble que le système élabore des formes de distractions de plus en plus minutieuses pour tenter les faiblesses d’un cerveau déjà englué. »

    Exactement, et j’essaierai plus tard de montrer à quel point il est enfantin et naïf de croire que les humains maîtrisent les moyens de communication qu’ils produisent, ou même la société dans laquelle ils vivent (en tant qu’entité vivante). Au contraire, il existe des forces, ou des structures plus vastes, qui dépassent cet individu, et qui l’utilisent pour leur propre survie.

    « Peut-être nous parleras tu prochainement d’une méthode d’autodéfense efficace voire infaillible pour se défendre du leurre de la facilité et des vagues soporifiques d’abrutissement? »

    Il en existe, oui ; mais elles nécessitent le dévoilement d’un axiome très complexe de la magie noire, que j’essaierai de mettre au clair dans le prochain article.

    Merci pour ton commentaire.

    AOR

  3. Aor, merci pour cette nouvelle partie vue sous l’angle de la fiction. Le potentiel de création est infini. Tu utilises ici le savoir des écrits magiques comme une référence, te l’appropriant efficacement. Je pense qu’il est tant d’évader cette pensée à l’imaginaire consortiale. Rappelles-toi de notre discussion sur le toit de l’immeuble du centre, il est temps de construire l’univers.

    K

  4. Et

    Vos cerveaux, aussitôt, désenglués…

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