JLG, laCHINOISE: Dialogue sur le Problème de la Prise d’Action

Retranscription du dialogue d’une scène tirée de LA CHINOISE (1967) de Godard. Dans un compartiment d’un train en mouvement, paysages défilant en arrière plan, peu avant les évènements de 68 à Paris, Francis Jeanson dans son propre rôle, ex-militant du F.L.N., meneur d’un réseau de récolte et transport (porteurs de valises) de fonds pour soutenir les mouvements de résistance lors de la guerre d’Algérie, philosophe, essayiste, discute entre autre d’ACTION CULTURELLE avec Veronique (ANNE WIAZEMSKY), étudiante communiste, extrémiste, se définissant comme marxiste-léniniste, mais surtout pro-terroriste.
(je vous aurais bien mis un lien vers une vidéo de la scène, mais ils ont tous été censurés pour violation de droits-d’auteur.)

FRANCIS JEANSON
Ca ne va pas ? Tu as des ennuis ?

ANNE WIAZEMSKY (VERONIQUE)
Oh! J’ai trop d’ennemis

JEANSON
Des ennemis, toi ? Mais lesquels ?

VERONIQUE
Oh, tu sais, les seigneurs de la guerre, les bureaucrates, les contradors, p’is les propriétaires, puis aussi la fraction des intellectuels réactionnaires qui en dépendent – enfin voilà mes ennemis.

JEANSON
Mais dis donc ça fait beaucoup d’ennemis tout ça en effet !

VERONIQUE
Oui – et toi ? qu’est-ce que tu deviens ?

JEANSON
Oh! Moi, tu sais…les temps modernes, comme toujours, puis des livres, mais…cette année, maintenant, j’ai un nouveau projet.

VERONIQUE
Mais quel projet ?

JEANSON
Eh bien ! J’ai envie de faire de l’action culturelle.

VERONIQUE
Mais qu’est-ce que c’est l’action culturelle ?

JEANSON
Ah ! J’crois qu’on ne sait pas encore très bien ce que c’est , mais je voudrais faire une expérience-

VERONIQUE
Oui mais culture et action c’est des vieux mots, ça date…

JEANSON
Oui mais la culture est actuellement tout à fait coupée de l’action, du moins c’est ce qu’il me semble ; et alors, tu comprends, si ça m’intéresse pas –

VERONIQUE
Oui mais d’ailleurs je suis d’accord avec toi

JEANSON
Tu es d’accord ?

VERONIQUE
Oui je suis d’accord.

JEANSON
Parce que ce qui m’intéresse, moi, c’est que la culture donne une prise sur le monde.

VERONIQUE
Mais pratiquement, tu la fais quand ?

JEANSON
Eh bien je commence dans deux mois, je ferai une expérience d’au moins un an parce que j’ai très envie de voir ce qui est possible dans ce domaine.

VERONIQUE
Et pratiquement, ça va constituer en quoi cette expérience ?

JEANSON
Ah bien, tu sais, on va essayer avec une équipe, avec une –

VERONIQUE
Dans quel domaine par exemple ?

JEANSON
De comédiens par exemple.

VERONIQUE
Au théâtre ?

JEANSON
Euh oui ! Autour d’un théâtre qui est à Châlons, le théâtre de Bourgogne, on va essayer de faire-

VERONIQUE
Mais… tu pars en province ?

JEANSON
Ah oui, bien sûr, je pars en province. Mais tu sais, c’est pas très loin Châlons de toutes manières.

VERONIQUE
Et tu n’es pas triste de quitter Paris ?

JEANSON
Non, je suis ravi.

VERONIQUE
T’es ravi ?

JEANSON
Oui. Enchanté. Ben oui, parce que je n’arrive plus à travailler ici – de toutes façons je n’écris pas quand je suis à Paris. J’te parlais tout à l’heure de livres : ce n’est pas vrai, ils n’avancent  pas. Et en province, j’aurai peut-être la possibilité de faire cette forme d’action, et en plus d’écrire.

VERONIQUE
Et tu crois que c’est important de passer à l’action ?

JEANSON
Ah ! Oui, enfin si on arrive à une action suffisamment efficace. Mais je n’ai pas envie de passer à l’action pour me faire plaisir, tu comprends ? Pour me soulager la conscience-

VERONIQUE
Mais… Mais alors pourquoi justement tu passes à l’action ?

JEANSON
Eh bien parce qu’il me semble que sur ce plan-là, il y a vraiment quelque chose à faire, mettre les hommes et les femmes d’aujourd’hui en mesure, si tu veux, de recevoir le monde tel qu’il est, et pas seulement de le recevoir, mais d’agir sur lui, d’avoir des prises sur lui.

VERONIQUE
Mais, euh, ça veut dire que tu te sépares totalement de l’université !

JEANSON
Ah, je me sépare, eu, si tu veux, je me sépare évidemment de l’attitude très courante en milieu universitaire qui consiste à considérer les autres, ceux auxquels on s’adresse, comme des récepteurs purs et simples. Oui, c’est vrai, je voudrais pas être pour-

VERONIQUE
Mais tu crois pas Francis que c’est important ce qui se passe en Chine maintenant ?

JEANSON
Si, bien sûr, c’est important.

VERONIQUE
Enfin tu vois par exemple les universités qui sont fermées, moi je trouve ça formidable.

JEANSON
Oui, oui, tu le trouves formidable, mais, tu as une idée de ce qui va se passer ensuite ? Euh, je veux dire, on va les rouvrir ces universités ?

VERONIQUE
Oui, oui ! enfin pour l’instant les étudiants sont aux champs et font du travail manuel.

JEANSON
C’est ça ! Et…

VERONIQUE
Et puis justement maintenant ça me fait penser à quelque chose : tu te souviens de mon amie Natalie ?

JEANSON
Ah oui, oui oui, je vois, celle dont les parents ont voté Mendes-France.

VERONIQUE
Oui, enfin peu importe Mendes-France, je sais pas si tu te souviens, avant que je révise mon Bachelor avec toi en septembre, j’avais été chez elle et puis on avait fait la récolte des pêches près d’Avignon, et maintenant, il me semble que c’est le fait d’avoir fait ce travail manuel, physique, avant, qui m’a aidé à réussir ce bachot, enfin qui m’a aidé en tout cas à réviser avec toi.

JEANSON
Ah bon ? Et c’est ça qui te permettait de comprendre mieux ce que je disais ? Quand j’te parlais de philosophie ?! [rires]

VERONIQUE
Enfin oui, un p’tit peu, enfin, en juin, j’avais moi – moi j’crois qu’il y a un lien parce qu’en Juin j’avais… j’avais pas fait de travail manuel, puis j’ai échoué.

JEANSON
Oui mais c’est bien possible qu’il y ait un lien, je le crois volontiers, mais je… Quelles conséquences en tires-tu ? Qu’il faut faire la récolte des pêches pour… ?

VERONIQUE
Mais t’es quand même d’accord avec moi, Francis, qu’il y a quelque chose qui va mal dans l’université française, même beaucoup de choses ?

JEANSON
Bien sûr. Ca se voit suffisamment. Et alors ?

VERONIQUE
Tu es bien d’accord que c’est quand même le grand problème, l’éducation ?

JEANSON
Oui, oui, c’est un des très grands problèmes. Et puis ?

VERONIQUE
Ben justement, tu trouves pas qu’il faut tout reprendre à zéro ?

JEANSON
Oui, mais comment ?

VERONIQUE
Eh bien, d’abord, fermer les universités, comme en Chine.

JEANSON
Tu va fermer, toi, les universités ?

VERONIQUE
Ben si jamais les responsables sont incapables de les fermer, il faut bien, il faut bien, eh ben je les fermerai.

JEANSON
Et comment tu vas faire ?

VERONIQUE
Ben j’sais pas, là, justement, j’ai une idée .

JEANSON
Tu as une idée ? Raconte. Tu peux ?, Tu peux dire ?

VERONIQUE
Parce que tu vois ce qui me dégoûte justement c’est que l’enseignement, ce- c’est resté toujours le problème des classes, enfin la culture c’est une culture des classes et par exemple, tu vois, l’exposition de Toutankhamon, eh bien tous les gens ils s’y précipitent, et pourquoi ils y vont ? Parce que c’est de l’or : les ouvriers deviennent bourgeois et viennent voir l’or parce que si c’était en papier, ils se dérangeraient pas, ils s’en foutent.

JEANSON
Je comprends très bien ce que tu dis, mais ton idée ?

VERONIQUE
Eh ben fermer l’université

JEANSON
Mais comment ?

VERONIQUE
Avec des bombes.

JEANSON
Avec des Bombes ? Tu vas jeter des bombes, toi ?

VERONIQUE
Ecoute : A partir du moment où on tue des étudiants ou des professeurs, ils auront la trouille, ils ne viendront plus, Et donc les universités seront fermées.

JEANSON
Mais, dis moi, tu fera ça toute seule ?

VERONIQUE
Oui enfin mais on est deux ou trois.

JEANSON
Vous êtes deux ou trois ! Puis…

VERONIQUE
Puis… Mais par exemple toi pendant la guerre d’Algérie quand *** a fait sauter des cafés, tu l’a défendu alors que le Maréchal Juin et tous les types de l’Express, tout ça. étaient contre elle… Toute la France était contre elle, toi non…

JEANSON
Oui, oui, certes, c’est vrai, seulement il y avait une différence il me semble, tu vas me dire si je me trompe.

VERONIQUE
Quelle différence ? Je veux bien que tu m’expliques.

JEANSON
Eh bien c’est que… il y avait un peuple derrière***. Il y avait des hommes et des femmes qui étaient entrés dans la lutte, qui avaient déjà-

VERONIQUE
Mais c’était pour l’indépendance, et moi aussi je veux mon indépendance.

JEANSON
Toi tu veux ton indépendance, mais vous êtes combien à la vouloir comme ça ? Je te posais la question, tu me dis deux ou trois…

VERONIQUE
Mais il y a, justement il y en a  beaucoup qui n’y pensent pas encore et nous on pense pour eux maintenant, et c’est pour eux.

JEANSON
Mais tu penses qu’on peut faire une révolution pour les autres ?

VERONIQUE
Mais écoute, Francis, est-ce que tu es bien d’accord que travailler c’est lutter quand même ?

JEANSON
Oui c’est lutter, bien sûr, mais qu’est-ce que la lutte ?

VERONIQUE
Mais regarde, si je veux connaître la théorie et l’histoire de la révolution, je suis obligée de participer à la révolution pratiquement.

JEANSON
Mais tu peux participer à une révolution, tu peux pas l’inventer.

VERONIQUE
Mais regarde : si jamais je veux acquérir des connaissances, ‘faut que je passe par la pratique d’abord, ça tu es d’accord ?

JEANSON
Bien. Oui. Ca je suis d’accord. Seulement, la pratique révolutionnaire suppose à eux-mêmes une connaissance de la situation. Comment ?

VERONIQUE
Mais je la connais la situation : tout va mal, euh…

JEANSON
Tu la connais, tu la connais, mais est-ce que tu sais ce qui est possible de faire pour y remédier ?

VERONIQUE
Mais tu es bien d’accord que toutes les connaissances authentiques sont issues de l’expérience immédiate, ça aussi tu es d’accord ?

JEANSON
Mais voyons, expérience immédiate, est-ce que ça te dis quel contenu vous donnerez ensuite à votre action – parce que c’est un début d’action, ça, le terrorisme – c’est du terrorisme, non ?

VERONIQUE
Oui, c’est du terrorisme.

JEANSON
Bien, alors le terrorisme suppose quand même qu’on dispose de certaines bases.

VERONIQUE
Tu ne le sais pas mais ça fait deux ans que nous étudions la question justement.

JEANSON
Ah, ça fait deux ans que vous étudiez la question, et comment ?

VERONIQUE
Mais on la vit cette question, justement, ce problème.

JEANSON
Bien, vous le vivez.

VERONIQUE
Moi je suis étudiante, toi tu n’es plus étudiant, c’est fini, tu en sais peut-être plus rien.

JEANSON
Oui – si, je suis quand même un peu au courant, pas autant que toi, bien sûr.

VERONIQUE
Moi, j’suis dedans.

JEANSON
Mais je n’en souffre pas directement c’est vrai.

VERONIQUE
Moi j’en souffre, et j’suis pas d’accord.

JEANSON
Soit. Mais à quoi ça sert d’aller tuer des gens si tu ne sais pas ce que tu feras après, si tu ne sais pas quelle formule-

VERONIQUE
Mais on le sait, Francis, ce qu’on va faire après.

JEANSON
Ah ! Alors… Qu’est-ce que vous allez faire ? Moi je ne crois pas du tout que vous le sachiez, je crois que vous savez seulement que le système actuel vous est odieux. Et je crois que vous êtes terriblement impatients d’en finir avec lui.

VERONIQUE
Il n’est pas odieux, il est mauvais. Et quant à ce qu’on fera après, ça, c’est pas mon travail.

JEANSON
Ca vous est égal.

VERONIQUE
Non, ça ne nous est pas égal ! Après, de nouveau, je continuerai d’étudier la situation, je n’arrêterai pas.

JEANSON
Véronique, la situation, où l’étudieras-tu après ?

VERONIQUE
Moi je ne suis rien d’autre qu’une ouvrière de la production révolutionnaire.

JEANSON
Très bien, sois une vraie ouvrière, c’est à dire travaille réellement. De la façon dont vous vous y prenez, je vous donne pas pour huit jours à tenir le coup.

VERONIQUE
Ah oui ? Et pourquoi ?

JEANSON
Mais parce que vous serez arrêtés sans doutes bien avant.

VERONIQUE
Mais Francis, toit aussi tu étais poursuivi par la Police. Et ça n’a pas duré 10 jours, ça a duré longtemps.

JEANSON
Parce qu’il y avait beaucoup, beaucoup de complices parmi la population fran4aise, parce que même ceux qui ‘étaient pas tout à fait favorables à l’indépendance algérienne n’étaient pas prêts à nous dénoncer. Vous avez des complices ? Mais pas des complices qui iront jusqu’à se rendre complices de meurtres en série comme ça ; or il faudra que ce soit des meurtres en série, ‘faudra qu’il y en ait beaucoup.

VERONIQUE
Faut bien qu’on en ait des complices puisqu’il y a des membres du parti communiste qui font alliance avec les révisionnistes et qui nous dénoncent – ça je ne sais pas.

JEANSON
Oui, oui, mais si vous n’êtes pas en mesure-

VERONIQUE
L’Humanité et le Figaro, tout ça maintenant c’est ensemble.

JEANSON
Je le veux bien, mais vos actes ne mèneront à rien s’ils ne peuvent être repris en charge par une communauté, par une classe, par un grand nombre d’hommes et de femmes qui s’y associeront totalement, et qui en accepteront de payer le prix-

VERONIQUE
Ecoute, Francis, écoute, écoute-moi, par exemple, et les jeunes nihilistes russes…

JEANSON
Oui, et alors ?

VERONIQUE
Ils ont fait, ils ont fait des bombes, ils ont jeté des attentats, bon ben qu’est-ce qu’il y a eu après ? Il y a eu la révolution de dix-sept, il y a eu Octobre.

JEANSON
Tu imagine qu’on peut comparer la Russie Tsariste à la situation française actuelle ? Ecoute : tu te dis marxiste-.léniniste, non, hein ?, c’est clair !

VERONIQUE
Non, bon mais la encore on peut, non mais si on peut pas alors compare, on peut tirer une leçon comme tout ce qui se passe en Chine, on peut aussi tirer des leçons.

JEANSON
Mais les leçons, vous les tirez comme ça d’une façon terriblement abstraite : en réalité on ne tire pas une leçon en superposant-

VERONIQUE
Ecoute, Francis, est-ce que tu crois que c’est une erreur ?

JEANSON
Oui je pense que c’est une erreur, oui je pense que tu t’engages dans une voie parfaitement sans issue.

Anamnèse hypnotique

« La poétique du mouvement ou lorsque les images s’éveillent à l’hypnotisme récursif »If we don’t, remember me