L’amorce de la terreur

Rien n’est vrai, tout est permis

Ainsi parlait Hasan Ibn Sabbâh, chef spirituel de la secte chiite ésotérique des nizarites. Les membres de ce groupuscule aussi connus sous le nom d’Hashshâshîn, perpétraient, d’Acre à Jérusalem, de spectaculaires assassinats publics de dignitaires templiers lors de la troisième croisade. Ils n’en réchappaient que rarement. Leur geste meurtrier se présente ainsi comme la première forme ritualisée d’attentat suicide, à portée politique et religieuse. A un point tel, que des suppositions étymologiques font découler le terme assassin du nom Hashshâshîn, racine semblable pour le Haschisch, plante qu’ils recevaient en prévision de leur acte.

Avec le temps, le coup de poignard est devenu coup de feu ou déflagration, comme les idéologies ont subi des mutations. Si les manières où les motifs diffèrent, la pulsion qui entraîne l’acte terroriste semble inchangée. Le terrorisme est à considérer, avant toute chose, comme la cristallisation puis l’éclatement de ce qu’Aragon nommait le goût de l’absolu. «Une passion si dévorante qu’elle ne peut se décrire. Elle mange qui la contemple. Tous ceux qui s’en sont pris à elle s’y sont pris. On ne peut l’essayer, et se reprendre»1. L’acte terroriste est un acte tributaire de la passion. Passion comme action d’endurer la souffrance, mais aussi passion pour une cause, pour une idée, pour un imaginaire et des représentations personnelles ou partagées. Une fleur monstrueuse qui «prend parfois le langage du scepticisme comme du désespoir, mais c’est parce qu’il suppose au contraire, une foi profonde, totale, en la beauté, la bonté, le génie, par exemple»2. Le langage choisi par le terrorisme est celui des corps déchiquetés, des cendres et du sang. Le scepticisme est fanatisme. La foi totale, plus celle des dogmes que celle du beau.

Au crépuscule des attentats du 11 septembre, le compositeur Karlheinz Stockhausen a considéré cet acte comme «la plus grande oeuvre d’art jamais réalisée dans le cosmos». Tollé général, la salière vidée sur une plaie béante, l’indignation gronde un manque de respect outrageant pour les victimes et les familles meurtries. Pourtant la fascination est là, tournant sur nos écrans, les images de la collision, puis la chute des tours, imprimant le choc sur la rétine comme pour mieux le faire accepter. Face à l’incompréhensible, l’inimaginable, le temps se met à tourner, des boucles incessantes pour en immobiliser le mouvement. C’est une façon de domestiquer cette «brutale discontinuité qui vient rompre une normalité paisible»3. Images obscènes car déjà vues, on vient revoir ce qui a déjà été aperçu en fiction, sauf qu’ici les images débordent de réel, débordent du réel. Un mouvement de va-et-vient pour exorciser un mal qu’on pensait irréalisable. Cet effet de réel produit est alors immédiatement hissé au rang d’effet esthétique. De l’absurde absolu on ne perçoit que la beauté.

Peu importe la noblesse de la cause défendue le terrorisme est uniquement affaire de légitimation. Entre le terroriste et le résistant, la distinction ne s’établit qu’au travers du contexte socioéconomique et politique dans lequel l’acte est perpétré, comme celui des années futures. Le régime nazi aujourd’hui au pouvoir, la résistance française et anglaise ne serait qu’un réseau de terroristes vaincus. Cette légitimation s’effectue par le regard de celui qui détient le pouvoir et applique sa vérité à l’Histoire. La lutte qui se tient dans le terrorisme moderne oppose un centre à sa marge. Une majorité en proie à ses minorités dissidentes. Le centre est ici un Etat-nation légitimé par une population, un territoire, et reconnu par le reste des Etats-nations dans sa souveraineté. La marge, elle, est idéologique. Son but est le renversement de cette légitimation à son profit. Si l’Histoire est écrite par les vainqueurs, le terrorisme est en quelque sorte un pari sur l’avenir.

Poser la question du terrorisme c’est aussi poser la question de sa mesure. A partir de quel instant peut on qualifier un acte de terroriste? Lorsqu’il y a mort d’homme? avant? après? Doit-on comptabiliser les cadavres? On approche la question du seuil qui est, elle aussi, affaire de perspective. Le terrorisme est, comme la guerre, la continuation de la politique par d’autres moyens, et cette assertion fonctionne dans les deux sens. La bombe du terroriste est chargée de shrapnels et de sens. Son but premier est de produire une rupture suffisamment forte avec la normalité pour que son message politique soit diffusé et entendu. Dans l’autre sens, accuser un adversaire de terrorisme peut devenir l’objectif politique d’un Etat, ou ses institutions, dans le but de décrédibiliser un groupe, une entité résistante.

Ce sont les Etats souverains qui détiennent le monopole de la violence légitime. Sur le champ de bataille, le privilège au meurtre se distingue par l’uniforme, impératif signalétique qui octroie l’impunité pour des guerres propres et légales. Il est l’indicateur du droit de tuer, prérogative à un crime banalisé, convenable. C’est parce que le terroriste ne possède pas d’uniforme qui le rattache à une entité guerrière légitime, que son action apparaît comme moralement inacceptable 4. A l’inverse, le crime d’Etat semble parfaitement en règle, pour la loi comme la morale. Asymétrie du pouvoir et des valeurs. Toutes les vies ne se valent pas lorsqu’elles se mesurent au prestige de l’uniforme. Si le terrorisme ne porte pas d’habits officiels, c’est qu’il est une lutte non-conventionnelle, de fait, peu présent sur le théâtre des opérations. Sa tourmente s’exerce sur sol civil.

Un sac abandonné dans un terminal. L’horreur du terrorisme réside dans sa dissimulation au cœur du quotidien le plus trivial. Déchirure soudaine au bout de l’attente. Il vient bouleverser notre rapport au présent en instiguant une atmosphère persistante de crainte et de suspicion qui mène à la paranoïa sécuritaire et la suspension des libertés. Il est l’effroyable jeu du hasard, chargé de la plus amère des potentialités: la mort. La fracture est d’autant plus grande pour des sociétés modernes où le décès est un tabou mal enfoui. Lorsque ce choc n’est pas directement vécu, il est véhiculé par les images des médias qui en assurent le traitement et la publicité. Dans une société du signe, la nécessaire communication politique que recherche le terrorisme, trouve dans le système médiatique une arme de propagande idéologique plus puissante que n’importe quelle ceinture d’explosifs. Afin d’attirer l’attention sur sa cause, le terrorisme se veut spectacle, adaptant sa forme à celle des canaux qui transmettent ses actions et sa voix. Le médium redevient le message. Nous assistons à la mise en scène de l’acte terroriste qui se réapproprie ainsi la visibilité dont il n’est pas maître. Sur les tréteaux de l’espace public le terroriste assène les trois coups.

Plus qu’une vitrine du terrorisme, les médias permettent surtout son assimilation par le passage nécessaire entre la phase de l’explosion et celle de la normalisation. Ainsi, l’étrange, l’imprévisible, l’inattendu s’adapte progressivement au corps de la normalité et s’inscrit dans les mémoires comme le seul possible jamais envisagé5. On assiste à la cicatrisation. Un acte à la fois violent et imprévu ne peut conserver son caractère d’exceptionnalité indéfiniment. La plaie mémorielle doit être recousue, et c’est avec le double travail du temps et des médias – banalisation du choc des images par leur reproduction comme autant de coups répétés qui finissent par faire disparaître la douleur – que l’acte terroriste peut passer du statut d’impossibilité concrétisée, à celui de possible assimilé. L’historien terminera le mouvement du journaliste en fixant ce vertige dans le factuel. En donnant à l’évènement une temporalité, il lui assurera l’intemporalité.

L’annonce de la mort de Ben Laden – euphémisme pour assassinat – où l’on voit les démocraties souffler dans un cadavre, bien heureuses de pratiquer une justice sans jugement, rappelle que la limite d’un Etat de droit et ses principes s’arrête où la lutte anti-terroriste commence. Le trophée enterre le procès sous les cris de joie d’une violence étatique légitimée, légitimante, pour les luttes à venir. La ligne de partage entre résistant et terroriste se décompose.
Au grand bal des explosifs, le terroriste, comme le barbare, c’est toujours l’Autre. A la question du terrorisme, dégager une vérité objective hors de nos perceptions relatives paraît dès lors illusoire. L’avenir indicible et tous les possibles envisageables confineraient-ils au cynisme et à l’apathie? Dans ce cas, pour le meilleur ou le pire, rien n’est vrai, tout est permis.

Voici le temps des Assassins 6

Article publié dans le numéro 12 d’International Ink.

  1. Louis Aragon, Aurélien, chapitre XXXVI
  2. ibid
  3. Jorge Lozano, Sémiotique de l’évènement et explosion, in La terreur spectacle: terrorisme et télévision, Daniel Dayan, Ed. De Boeck, ina, 2006
  4. Voir Nicolas Tavaglione, Les habits de la mort – Sur la différence morale entre terrorisme et guerre légale, in Raisons politiques n°41, 2011
  5. «Vu depuis le passé et en direction de l’avenir, le présent se donne à voir comme l’ensemble complexe de toute une série de possibles tous également dotés de probabilités. En regardant par contre vers le passé, le réel acquiert un statut désormais factuel. Il est devenu l’unique possible» Jorge Lozano
  6. Arthur Rimbaud, Matinée d’ivresse

4 commentaries

  1. PP Perfect Post Top Ten Allstars.

  2. OK Nice update. Well done Agent.

  3. Merci matteo de nous partager ce travail exceptionnellement aboutit. C’est vraiment réjouissant de lire de ta part cet obus si bien posé. Un texte très riche en images, de très intéressantes références, une boucle très proprement bouclée… c’est très inspirant. Bravo mon cher.

  4. assuré

↑ name