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Kony 2012, la construction 2.0 d’un ennemi public

Les apôtres de l’interventionnisme peuvent se rasseoir en paix. En ce mois de mars un nouvel avatar issu du croisement entre la globalisation et les réseaux sociaux vient de voir le jour: le socio-marketing humanitaire.

La vidéo a fait l’effet d’une détonation sourde et tentaculaire sur toute la toile. Postée le 5 mars 2012 sur Youtube, Kony 2012, est l’oeuvre de l’association américaine à but non lucratif Invisible children. En moins de cinq jours la vidéo a atteint les 70 millions de vues grâce à sa copieuse reproduction sur les réseaux sociaux, Facebook et Twitter en tête. Comme l’engouement sur internet ne s’exprime que par l’exponentiel, la boule de neige a dévalé la pente, grossissant et accélérant au fur et à mesure de sa course. Mais la vitesse de l’information est inversement proportionnelle à la réflexion qu’elle autorise. Le temps nécessaire à la digestion de l’information et à sa critique s’est ainsi vu comprimé et englouti dans l’enthousiasme communicatif des partages et autres retweet.

Déposons au sol les banderoles et les cris pour un instant. Dans le brouhaha de l’excitation suscitée, de nombreux internautes ont ressenti un certain malaise à la vision de ces 30 minutes savamment montées. On y perçoit pêle-mêle: l’accouchement du fils de Jason [1] , des jeunes ougandais entassés par dizaines dans des salles de sport, des extraits de conférences motivationnelles, des nappes de musique sirupeuse, des cheveux peroxydés, du street art singé sur Shepard Fairey, des packshots de Joseph Kony, des stockshots d’Hitler, des jeunes américains levant le poing à l’unisson, des ralentis stylisés sur le kidnapping d’un enfant, des sourires éclatants, des larmes, des républicains, des démocrates, bref, tous les ingrédients pour réussir un blockbuster estival ou une publicité pour assurance ménage. Et c’est bien là le problème; la forme employée pour ce documentaire, touchant au coeur un sujet d’une telle importance dont la mémoire est toujours vive, relève uniquement des codes propagandistes du marketing et du show business.

«We making Kony world news by redifining the propaganda that we see all day, every day, that dictates who and what we pay attention to» [2] . Voilà l’idée qui a première vue ne peut être que géniale. Transgresser les codes de la publicité qui nous sont imposés quotidiennement pour en faire une arme de propagande pour une cause juste en lieu et place d’un produit marketing, a effectivement tout pour séduire. On ne peut battre un ennemi qu’en utilisant les armes qui sont les siennes. Pourtant ici l’ennemi n’est en aucun cas la société de consommation ou un libéralisme échevelé mais bien un chef de guerre sanguinaire d’Afrique centrale. Et on ne combat pas un chef de guerre comme on combat une major hollywoodienne ou une grande marque de sportswear. Jason Russell le sait. Sa tactique de guerilla publicitaire repose nécessairement sur la force armée. Les gazouillis des réseaux sociaux mèneront à des effusions de sang bien réelles et pas toujours pour la bonne cause contrairement à ce que les militants d’Invisible children cherchent à faire croire.

«Just like his dad, he likes being in movies» [3] . L’aide humanitaire est un funambule au-dessus d’un charnier. Loin d’un film, loin d’une pub, loin des spots et toujours loin de la paix. L’humanitaire nécessite de marcher sur la pointe des pieds, pas à pas, un pied devant l’autre. On ne court pas. On ne pénètre pas sur une zone de conflit comme sur une scène de concert sous les applaudissements et la liesse populaire. Arriver avec des rangers sur le filin c’est s’assurer la chute dans le bourbier, de la lutte armée à la guerre civile.

L’idée ne semble pourtant pas déranger ces auto-proclamés pacifistes. La finalité de l’opération marketing Kony 2012 est bien la traduction en justice de Joseph Kony, leader de la LRA (Armée de résistance du seigneur). Les moyens pour y parvenir: entraîner et équiper l’armée régulière ougandaise en fournissant matériel militaire et personnel américains. Le 14 octobre 2011, les militants de Invisible children reçoivent une lettre signée de Barack Obama lui-même qui ordonne l’envoi d’un contingent de cent formateurs de l’armée américaine en Ouganda. Première victoire, premiers soulagements. Les complaintes de l’association on fait écho jusque dans les plus hautes instances politiques. La machine fonctionne croit-on. Un pied dans le bourbier.

«This is the bad guy» indique Jason à son fils en pointant du doigt la photo de Kony. «And who is this?», «This is Jacob» [4] répond son fils lorsque son père montre la photo d’un jeune homme ougandais. Si Kony est le méchant attitré, Jacob est le faire-valoir de la propagande de Jason. La victime-étendard, échappée des griffes de Kony, et à qui Jason a fait la promesse, lors de leur première rencontre en 2003, de tout mettre en oeuvre pour faire tomber le chef de guerre. Le conflit réduit et simplifié à la personnification ultime qu’est la vengeance personnelle. Exploités, les stigmates, les pleurs, la souffrance réelle de Jacob qu’on expose à la torche des caméras pour que le monde sache. Un double sacrifié, Jacob. D’abord sur l’autel de la LRA puis sur l’autel médiatique, condamné à exposer sa mémoire et ses cicatrices, d’amphithéâtres en plateaux de télé. La propagande se nourrit des larmes des chaumières. On prône l’universalisme mais l’on ne retient que l’individu.

Kony est son petit nom, et il s’agit de le rendre mignon, tout du moins connu. «It’s obvious that Kony should be stopped. The problem is 99% of the planet doesn’t know who he is. If they knew, Kony would’ve been stopped long ago» [5] . Le problème c’est la reconnaissance du problème. Comment rendre intéressant pour les gens un conflit intestinal et silencieux de Centre-Afrique? Comment en faire un problème qui surpasse les autres et concerne tout le monde? La réponse est désormais évidente. En utilisant sur la masse hyperconnectée des déconnectés du monde la formule éprouvée du buzz. Répandre le virus de la celebrity junk dans tous ses états et ainsi réussir à faire participer les gens à leur propre asservissement. Asservissement à une cause non voulue mais imposée par les codes publicitaires qui ont prouvés leur efficacité maintes et maintes fois sur nos cervelles. Pourquoi cette cause au lieu d’une autre dans la hiérarchie des souffrances dignes d’intérêt? Car la forme y est. Le packaging correspond à ce qu’on ingurgite quotidiennement par tous les canaux de transmission de nos corps, non pas parce qu’un rapport de la ICC [6] sur les criminels de guerre et les dictateurs a placé, un temps, Kony au sommet de ses priorités. Sinon on s’y serait attelé plus tôt. Ce qu’a compris Invisible children, c’est qu’on ne rassemble pas autour d’un conflit aussi odieux soit-il. Il faut une tête à couper, un individu dans lequel enfouir la complexité du conflit. C’est la mécanique de l’ennemi public. Pour que le peuple s’unisse dans l’universalisme, le sang d’un coupable doit couler. Malheureusement pour Jason, si l’ennemi public est souvent une chimère, elle n’en est pas moins hydre. Couper la tête de Kony, et deux autres repoussent. Mais il faut bien commencer par faire le ménage quelque part.

«He’s not supported by anyone» [7] est un des arguments avancés par le film afin de légitimer la transformation de Kony en ennemi public international. Dans un subtexte paradoxal, personne ne supporte les agissements de Kony, mais nous si. Nous allons le soutenir et le redresser, le rendre fameux. Mais pour faire d’un individu une célébrité, il faut le célébrer. Cependant, l’éclat de la fête ne plaît pas à tout le monde. Evelyn Apoko porte les lourdes séquelles de son passé sur son visage. Kidnappée à 13 ans par la LRA, sa bouche est déchirée par une explosion. Elle réussi à s’enfuir. A la question de savoir ce qu’elle pense de la campagne de Kony 2012, elle explique qu’elle regrette profondément de voir le visage du tortionnaire de sa jeunesse fleurir sur les murs des villes américaines comme un printemps arabe inversé. Les grands oubliés de cette campagne sont les victimes de la LRA, qui ne servent que d’ombres fugaces, gueules cassées censées justifier le processus de starification de Kony.

Joseph Kony a fuit l’Ouganda pour se réfugier dans la jungle congolaise entouré de centaines voire de milliers d’enfants-soldats. Pour l’en déloger, nous pouvons être assurés qu’il faudra soit tuer ces enfants-soldats soit être tué. Quant aux plus faibles, ils pourront servir d’otages ou de bouclier humain, finir massacrés dans une guerilla promise à l’embourbement. Avec la popularité du mouvement Kony 2012, l’engrenage militaire semble déjà enclenché. L’armée ougandaise prend les armes [8]. Dans le vacarme des bottes et l’hystérie de ces milliers de new born pacifists de l’ère internet, on a vite oublié que le gouvernement ougandais reste l’un des plus corrompus d’Afrique. Un gouvernement que le dictateur Yoweri Museveni dirige d’une main de fer depuis son putsch en 1986 et qui est régulièrement condamné par la communauté internationale pour le bafouement des droits de l’homme, notamment la récente chasse aux sorcières des homosexuels condamnés à mort par la nouvelle législation [9]. C’est à Musevini et à ses sbires que Invisible children tend la main afin de faire sortir le dragon Kony de sa tanière pour rendre la vie des ougandais bien meilleure. Enfin, tant qu’ils ne sont pas gays et ne s’opposent pas à la dictature en place, bien sûr.

L’universalisme étouffe ainsi sous l’individuation et la culpabilité toute désignée de l’ennemi public. En voulant trop tirer sur les ficelles publicitaires, Invisible children les tissent à la croix du marionnettiste, consolidant l’évidence de la manipulation [10]. La thèse involontairement soutenue par Invisible children est celle de l’abrutissement des masses. Les individus ne possèdent pas les facultés de discerner les priorités qui les concernent et de définir les causes pour lesquelles ils souhaitent se battre. Le débat public meurt pour laisser place aux leaders d’opinion qui assènent, à l’instar de la publicité, quoi dire, quoi défendre, quoi penser. L’agir démocratique ne passe plus par le vote, le droit d’association ou la liberté d’expression mais par le contrôle de l’opinion publique. En bon machiavelien on a ainsi le droit de tromper le peuple si l’on estime que la cause défendue est juste. L’échelle de la morale est subjectivisée. On l’impose, on l’imprime à la masse. La minorité libre reste minoritaire, écrasée par le poids d’une nouvelle tyrannie de la majorité [11].

Le message est bien passé, dans le respect d’une logique ternaire. 1) signer la pétition 2) acheter le bracelet Kony 2012 et l’Action Kit 3) s’inscrire au programme TRY et donner quelques dollars par mois. Le plan est bien rôdé. Nous pouvons tous nous unir dans la joie du lynchage prêt à l’emploi. Au fond, qui a dit que les conspués n’avaient pas le droit à leur quart d’heure de gloire?

Article publié dans le numéro 13 d’International Ink.

[1] Jason Russell et le leader charismatique de Invisible children et le narrateur de sa propre histoire dans le documentaire

[2] «Nous faisons de Kony un sujet d’actualité mondiale en redéfinissant la propagande que nous voyons tous les jours et qui dicte vers qui et vers quoi doit se porter notre attention» Extrait de la vidéo Kony 2012

[3] «Tout comme son père il aime être dans les films» dit Jason à propos de son fils. Extrait de la vidéo Kony 2012

[4] «Ca c’est le méchant» – «Et lui qui c’est?» – «C’est Jacob» Extraits de la vidéo Kony 2012

[5] «C’est évident que Kony doit-être arrêté. Le problème est que 99% de la planète ne sait pas qui il est. S’ils avaient su, Kony aurait été arrêté il y a longtemps» Extrait de la vidéo Kony 2012:

[6] International Criminal Court ou Cour pénal internationale

[7] «Il n’est soutenu par personne» (à propos de Kony), Extrait de la vidéo Kony 2012

[8] L’UPDF, Uganda People’s Defence Force est l’armée régulière du gouvernement ougandais. Elle a été accusée à plusieurs reprises d’avoir perpétré des viols et des meurtres sur des civils.

[9] Voir à ce sujet l’excellent documentaire tiré de l’émission Vanguard de la chaîne américaine Current, et intitulé «The missionaries of hate».

[10] Il est intéressant de noter que seul 37% de l’argent versé à Invisible Children est utilisé sur le terrain à travers leur programme d’aide, alors que 20% est utilisé pour les salaires des organisateurs et les 43% restants sont alloués à la publicité et la visibilité du mouvement. Jedidiah Jenkins le «director of ideology» d’Invisible Children explique qu’il y a une mésentente lorsqu’on les défini comme une organisation humanitaire. Selon lui leur véritable statut est plutôt celui d’un lobby et d’un organisme de propagande occupé à exposer des causes humanitaires au public.

http://www.good.is/post/a-kony-2012-creator-defends-the-film/

[11] «La majorité reconnaît ces deux barrières (le monde moral et le monde politique), et s’il lui arrive de les franchir, c’est qu’elle a des passions, comme chaque homme, et que, semblable à eux, elle peut faire le mal en discernant le bien » Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Livre I

 

Aaron’s diamond

L’amorce de la terreur

Rien n’est vrai, tout est permis

Ainsi parlait Hasan Ibn Sabbâh, chef spirituel de la secte chiite ésotérique des nizarites. Les membres de ce groupuscule aussi connus sous le nom d’Hashshâshîn, perpétraient, d’Acre à Jérusalem, de spectaculaires assassinats publics de dignitaires templiers lors de la troisième croisade. Ils n’en réchappaient que rarement. Leur geste meurtrier se présente ainsi comme la première forme ritualisée d’attentat suicide, à portée politique et religieuse. A un point tel, que des suppositions étymologiques font découler le terme assassin du nom Hashshâshîn, racine semblable pour le Haschisch, plante qu’ils recevaient en prévision de leur acte.

Avec le temps, le coup de poignard est devenu coup de feu ou déflagration, comme les idéologies ont subi des mutations. Si les manières où les motifs diffèrent, la pulsion qui entraîne l’acte terroriste semble inchangée. Le terrorisme est à considérer, avant toute chose, comme la cristallisation puis l’éclatement de ce qu’Aragon nommait le goût de l’absolu. «Une passion si dévorante qu’elle ne peut se décrire. Elle mange qui la contemple. Tous ceux qui s’en sont pris à elle s’y sont pris. On ne peut l’essayer, et se reprendre»1. L’acte terroriste est un acte tributaire de la passion. Passion comme action d’endurer la souffrance, mais aussi passion pour une cause, pour une idée, pour un imaginaire et des représentations personnelles ou partagées. Une fleur monstrueuse qui «prend parfois le langage du scepticisme comme du désespoir, mais c’est parce qu’il suppose au contraire, une foi profonde, totale, en la beauté, la bonté, le génie, par exemple»2. Le langage choisi par le terrorisme est celui des corps déchiquetés, des cendres et du sang. Le scepticisme est fanatisme. La foi totale, plus celle des dogmes que celle du beau.

Au crépuscule des attentats du 11 septembre, le compositeur Karlheinz Stockhausen a considéré cet acte comme «la plus grande oeuvre d’art jamais réalisée dans le cosmos». Tollé général, la salière vidée sur une plaie béante, l’indignation gronde un manque de respect outrageant pour les victimes et les familles meurtries. Pourtant la fascination est là, tournant sur nos écrans, les images de la collision, puis la chute des tours, imprimant le choc sur la rétine comme pour mieux le faire accepter. Face à l’incompréhensible, l’inimaginable, le temps se met à tourner, des boucles incessantes pour en immobiliser le mouvement. C’est une façon de domestiquer cette «brutale discontinuité qui vient rompre une normalité paisible»3. Images obscènes car déjà vues, on vient revoir ce qui a déjà été aperçu en fiction, sauf qu’ici les images débordent de réel, débordent du réel. Un mouvement de va-et-vient pour exorciser un mal qu’on pensait irréalisable. Cet effet de réel produit est alors immédiatement hissé au rang d’effet esthétique. De l’absurde absolu on ne perçoit que la beauté.

Peu importe la noblesse de la cause défendue le terrorisme est uniquement affaire de légitimation. Entre le terroriste et le résistant, la distinction ne s’établit qu’au travers du contexte socioéconomique et politique dans lequel l’acte est perpétré, comme celui des années futures. Le régime nazi aujourd’hui au pouvoir, la résistance française et anglaise ne serait qu’un réseau de terroristes vaincus. Cette légitimation s’effectue par le regard de celui qui détient le pouvoir et applique sa vérité à l’Histoire. La lutte qui se tient dans le terrorisme moderne oppose un centre à sa marge. Une majorité en proie à ses minorités dissidentes. Le centre est ici un Etat-nation légitimé par une population, un territoire, et reconnu par le reste des Etats-nations dans sa souveraineté. La marge, elle, est idéologique. Son but est le renversement de cette légitimation à son profit. Si l’Histoire est écrite par les vainqueurs, le terrorisme est en quelque sorte un pari sur l’avenir.

Poser la question du terrorisme c’est aussi poser la question de sa mesure. A partir de quel instant peut on qualifier un acte de terroriste? Lorsqu’il y a mort d’homme? avant? après? Doit-on comptabiliser les cadavres? On approche la question du seuil qui est, elle aussi, affaire de perspective. Le terrorisme est, comme la guerre, la continuation de la politique par d’autres moyens, et cette assertion fonctionne dans les deux sens. La bombe du terroriste est chargée de shrapnels et de sens. Son but premier est de produire une rupture suffisamment forte avec la normalité pour que son message politique soit diffusé et entendu. Dans l’autre sens, accuser un adversaire de terrorisme peut devenir l’objectif politique d’un Etat, ou ses institutions, dans le but de décrédibiliser un groupe, une entité résistante.

Ce sont les Etats souverains qui détiennent le monopole de la violence légitime. Sur le champ de bataille, le privilège au meurtre se distingue par l’uniforme, impératif signalétique qui octroie l’impunité pour des guerres propres et légales. Il est l’indicateur du droit de tuer, prérogative à un crime banalisé, convenable. C’est parce que le terroriste ne possède pas d’uniforme qui le rattache à une entité guerrière légitime, que son action apparaît comme moralement inacceptable 4. A l’inverse, le crime d’Etat semble parfaitement en règle, pour la loi comme la morale. Asymétrie du pouvoir et des valeurs. Toutes les vies ne se valent pas lorsqu’elles se mesurent au prestige de l’uniforme. Si le terrorisme ne porte pas d’habits officiels, c’est qu’il est une lutte non-conventionnelle, de fait, peu présent sur le théâtre des opérations. Sa tourmente s’exerce sur sol civil.

Un sac abandonné dans un terminal. L’horreur du terrorisme réside dans sa dissimulation au cœur du quotidien le plus trivial. Déchirure soudaine au bout de l’attente. Il vient bouleverser notre rapport au présent en instiguant une atmosphère persistante de crainte et de suspicion qui mène à la paranoïa sécuritaire et la suspension des libertés. Il est l’effroyable jeu du hasard, chargé de la plus amère des potentialités: la mort. La fracture est d’autant plus grande pour des sociétés modernes où le décès est un tabou mal enfoui. Lorsque ce choc n’est pas directement vécu, il est véhiculé par les images des médias qui en assurent le traitement et la publicité. Dans une société du signe, la nécessaire communication politique que recherche le terrorisme, trouve dans le système médiatique une arme de propagande idéologique plus puissante que n’importe quelle ceinture d’explosifs. Afin d’attirer l’attention sur sa cause, le terrorisme se veut spectacle, adaptant sa forme à celle des canaux qui transmettent ses actions et sa voix. Le médium redevient le message. Nous assistons à la mise en scène de l’acte terroriste qui se réapproprie ainsi la visibilité dont il n’est pas maître. Sur les tréteaux de l’espace public le terroriste assène les trois coups.

Plus qu’une vitrine du terrorisme, les médias permettent surtout son assimilation par le passage nécessaire entre la phase de l’explosion et celle de la normalisation. Ainsi, l’étrange, l’imprévisible, l’inattendu s’adapte progressivement au corps de la normalité et s’inscrit dans les mémoires comme le seul possible jamais envisagé5. On assiste à la cicatrisation. Un acte à la fois violent et imprévu ne peut conserver son caractère d’exceptionnalité indéfiniment. La plaie mémorielle doit être recousue, et c’est avec le double travail du temps et des médias – banalisation du choc des images par leur reproduction comme autant de coups répétés qui finissent par faire disparaître la douleur – que l’acte terroriste peut passer du statut d’impossibilité concrétisée, à celui de possible assimilé. L’historien terminera le mouvement du journaliste en fixant ce vertige dans le factuel. En donnant à l’évènement une temporalité, il lui assurera l’intemporalité.

L’annonce de la mort de Ben Laden – euphémisme pour assassinat – où l’on voit les démocraties souffler dans un cadavre, bien heureuses de pratiquer une justice sans jugement, rappelle que la limite d’un Etat de droit et ses principes s’arrête où la lutte anti-terroriste commence. Le trophée enterre le procès sous les cris de joie d’une violence étatique légitimée, légitimante, pour les luttes à venir. La ligne de partage entre résistant et terroriste se décompose.
Au grand bal des explosifs, le terroriste, comme le barbare, c’est toujours l’Autre. A la question du terrorisme, dégager une vérité objective hors de nos perceptions relatives paraît dès lors illusoire. L’avenir indicible et tous les possibles envisageables confineraient-ils au cynisme et à l’apathie? Dans ce cas, pour le meilleur ou le pire, rien n’est vrai, tout est permis.

Voici le temps des Assassins 6

Article publié dans le numéro 12 d’International Ink.

  1. Louis Aragon, Aurélien, chapitre XXXVI
  2. ibid
  3. Jorge Lozano, Sémiotique de l’évènement et explosion, in La terreur spectacle: terrorisme et télévision, Daniel Dayan, Ed. De Boeck, ina, 2006
  4. Voir Nicolas Tavaglione, Les habits de la mort – Sur la différence morale entre terrorisme et guerre légale, in Raisons politiques n°41, 2011
  5. «Vu depuis le passé et en direction de l’avenir, le présent se donne à voir comme l’ensemble complexe de toute une série de possibles tous également dotés de probabilités. En regardant par contre vers le passé, le réel acquiert un statut désormais factuel. Il est devenu l’unique possible» Jorge Lozano
  6. Arthur Rimbaud, Matinée d’ivresse

ANIM


Travail d’animation réalisé au cours d’établissement des écoliers de 7ème VSO du Rocher. Nyon.