À PROPOS DE QUELQUES MALENTENDUS

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  « Une ligne de partage traverse l’ensemble du monde humain: il y a d’un côté ceux qui sont plus ou moins «dans le coup», de l’autre ceux qui, plus ou moins, n’y sont pas.
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  Il m’a été donné, en mai 1968, de participer à une réunion de trois semaines qui rassemblait, à Villeurbane, presque tous les directeurs du théâtre populaire et de l’action culturelle. Dès les tout premiers jours, l’ensemble des participants se trouvaient d’accord pour dénoncer notre société, parce que «d’énormes quantités d’hommes et de femmes» étaient à la fois «contraints d’y participer à la production de biens matériels» et « privés des moyens de contribuer à l’orientation de sa démarche générale». Ce qu’ils désignaient ainsi, c’est un véritable processus d’»exclusion», une profonde «coupure culturelle» – recouvrant aussi bien une «coupure économico-sociale» qu’une «coupure entre générations». Et ce qu’ils se sentaient dès lors tenus de mettre en question «de la façon la plus radicale», c’était leur «attitude même à l’égards de la culture».
  En proposant alors le terme de «non-public» pour désigner l’ensemble des «exclus», je n’imaginais guère les surprenants malentendus auxquels, durant un certain temps, il allait donner lieu. Mais les efforts mêmes que j’ai dû faire pour tenter de les dissiper m’ont permis, je crois, d’en dégager les racines.
  Pour moi, et sans doute aussi pour un bon nombre de mes camarades, le «non-public» c’était la grande majorité de la population: tous ceux, hommes ou femmes, auxquels la société ne fournit guère (ou refuse) les moyens «de se choisir librement». Ce que nous demandions, c’était qu’il puisse «rompre» son actuel isolement, sortir du ghetto, en se situant de plus en plus consciemment dans le contexte social et historique, en se libérant toujours mieux des mystifications de tous ordres qui tendent à le rendre en lui même complice des situations réelles qui lui sont infligées. Ainsi faisions-nous d’emblée de l’action culturelle «une entreprise de politisation»:
  (…)
  Quant aux occasions de se politiser que nous nous proposions de fournir à l’ensemble du «non-public», notre texte précisait qu’elles devaient lui permettre « de se choisir librement, par delà le sentiment d’impuissance et d’absurdité que ne cesse de susciter en lui un système social où les hommes ne sont pratiquement jamais en mesure d’inventer ensemble leur propre humanité». C’est dire qu’il s’agissait pour nous de contribuer à un phénomène d’auto-politisation, en aidant sans relâche les éventuels intéressés à s’exprimer, à se rencontrer, à imaginer et à réfléchir en commun, jusqu’à se concevoir capables, peut-être, de se choisir. Ou, pour être plus précis: de s’engager, de façon aussi efficace que possible, dans les difficultés d’une action dont ils auraient alors à se donner les moyens proprement politiques.
  C’est la profondeur des motivations, leur enracinement, qui nous semblaient essentiels: sur ce plan-la, c’est vrai, nous nous sentions relativement «compétents». Non point du tout au sens où nous nous serions crus en mesure de dire, aux hommes et aux femmes auxquels nous nous adressions, ce qui devait compter pour eux: mais parce que nous étions conscients des exigences de sens qu’ensemble nous représentions, sous des formes diverses. Ces exigences, nous n’en sommes évidemment pas porteurs par droit divin: nous les tenons au contraire pour constitutives de tout homme en tant que tel, c’est à dire en tant qu’individu appartenant à une espèce animale et conscient de ne pouvoir s’en satisfaire. Mais le fait est qu’au sein de notre «humaine» société, certains sont trop matériellement «satisfaits» pour se poser désormais la moindre question de sens – alors que d’autres, en beaucoup plus grand nombre, subissent une insatisfaction matérielle si pesante qu’ils sont eux aussi (mais d’une tout autre façon) quotidiennement détournés de faire valoir, et même de se formuler, leurs plus profondes exigences. Entre les uns et les autres, les étranges bâtards que nous sommes n’ont certes aucune raison de se glorifier de cette situation de bâtardise que la société leur à faite: mais ils seraient tout aussi peu fondés à s’en imaginer coupables… Et le seul problème, finalement, est de savoir comment ils s’y prennent pour l’assumer: c’est à dire pour tenter de la mettre avant tout au service de ceux qui s’éprouvent encore insuffisamment à même de contribuer, par des actes personnels, à cette progressive «humanisation de notre espèce» (ou «socialisation de notre histoire»). »
  (…)

FRANCIS JEANSON: L’Action Culturelle dans la Cité (SEUIL 1972)

1 comment

  1. Fat!
    j’ai une référence pour le passage sur le temps du manifeste:

    « logique du sens » de Deleuze

    super violent! same shit!

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